Heart opener ft. Hwa Hayden

Cela faisait un quinze minutes qu’elle faisait la queue. Quinze minutes pour une bouteille de thé glacé. Des merveilles de la civilisation, ces distributeurs. Ils n’acceptaient que la carte bancaire, ce qui avait grandement déstabilisé un couple de retraités avec un fort accent de Jeju, qui allaient sûrement rendre visite à leurs enfants sur le continent. Tandis que les autres voyageurs s’impatientaient, Nari leur avait expliqué que l’appareil ne prenait pas les billets. Elle avait même payé leur commande avec sa propre carte. Cependant, une femme hautaine avec deux enfants bruyants avait refusé qu’elle reprenne sa place dans la file et Nari, trop fatiguée et assoiffée pour la contredire, s’était retrouvée au point de départ, avec quelques milliers de wons en moins sur son compte en banque. Deuxième et troisième caractéristiques des distributeurs : la diversité pantagruélique des produits proposés et la propension de ces produits à rester coincés dans la machine, juste hors de portée. La femme et ses enfants avaient hésité pendant des heures devant les cafés, jus, sodas, chips, biscuits et autres snacks, puis une des bouteilles avait refusé de tomber et ils avaient dû secouer le distributeur dans tous les sens pour la déloger de son perchoir. Enfin, au bout de cet interminable quart d’heure, Nari avait son thé glacé !

Elle sortit sur le pont du bateau et inspira profondément. L’air était froid et salé. Le soleil plongeait lentement dans la mer, qui prenait des reflets oranges. Une traversée en ferry en classe économique était bien moins confortable et bien moins rapide qu’un Jeju-Busan en avion, mais Nari avait organisé ce voyage à la dernière minute et tous les vols étaient complets. Ils arriveraient à Busan au petit matin, et elle devrait se rendre immédiatement au travail. Nari déboucha le thé glacé. La saveur amère et herbacée, adoucie par le sucre, lui rappela le thé que lui préparait sa mère quand elle revenait de l’école, enfant. Elle était heureuse d’avoir passé une journée avec sa famille. Elle ne les voyait plus que deux ou trois fois par ans. Sa mère, toujours aux fourneaux, sa grand-mère, qui avait maintenant une santé fragile, ses tantes, ses oncles, ses cousins, mais aussi tous ces vieilles amies qui faisaient partie du cercle, attachées à lui par des liens autres que ceux du sang : un bric-à-brac familial qui avait dû déstabiliser Hayden.

Depuis leur départ de Seogwipo, le jeune homme était encore plus renfrogné que d’habitude. Pourtant, il avait eu l’air de se détendre et de s’amuser pendant la première partie du voyage, chez de lointains amis de Nari qui possédaient un grand verger et des plantations de thé. C’était pour cela qu’elle avait proposé à Hayden de venir, à lui et pas à quelqu’un d’autre. Elle se doutait qu’il en avait particulièrement besoin. Voir du pays. Se changer les idées. Rire un peu. Elle n’avait pas toutes les cartes en main pour comprendre sa situation. Un frère plus jeune. Une mère difficile à vivre. Voilà les informations qu’elle avait recueilli la première (et unique) fois qu’ils avaient abordé le sujet, quand Hayden faisait encore la plonge au restaurant. Peut-être qu’elle se trompait. Peut-être que son silence n’avait rien à voir avec elle. Après tout, quelques dames âgées qui posent des questions à tord et à travers, qui s’extasient, faussement choquées, devant son nom étranger, ses cheveux décolorés et ses boucles d’oreilles, qui lui remplissent son bol en s’écriant qu’il est trop maigre, ce n’est pas la fin du monde. Tout de même, elle voulait s’assurer qu’ils garderaient tous les deux un bon souvenir de ce voyage.

Sortant de son sac à dos la boîte de kimbap que sa mère lui avait fourrée dans les mains en lui disant au revoir, elle se mit à la recherche du jeune homme sur le pont du bateau. Il n’était plus là où elle l’avait quitté pour aller chercher une boisson, mais elle ne tarda pas à apercevoir sa silhouette grande et fine appuyée contre le parapet. Elle se positionna à côté de lui, l’air de rien, et lui tendit la boîte : « Kimbap ? C’est fait maison. » Elle espérait que cet en-cas nocturne lui délierait la langue.

Ses yeux suivaient les vagues sombres et agités que remuait le bateau qui les conduisait à Busan. Il n'avait presque jamais pu profiter de cette vue. La mer, il la connaissait plus ou moins, mais naviguer sur elle, ce n'était pas une vision qu'il avait eu la chance de voir souvent ; actuellement, c'était la deuxième fois qu'il observait une telle chose. Ces vagues l'avaient fait divaguer. Ses pensées s'était perdues et il avait commencé à réfléchir à tout ce qu'il s'était passé ces derniers jours. Ses pas avaient décidés de se laisser porter par leur propre volonté et il s'était mis à marcher sur le pont sans vraiment y faire attention. Le jeune homme avait alors fini par se déplacer de l'endroit où Nari l'avait laissé quelques minutes plus tôt.

Hayden s'était plutôt amusé, ces derniers jours. Il allait être honnête. Ca faisait longtemps qu'il ne s'était pas autant amusé, même... Ca avait été des longues journées, des journées physiques ; lui qui ne faisait pas grand chose, d'habitude, ça changeait. Et puis, il n'était jamais sorti de Busan. Ca avait un peu été comme des vacances, pour lui. Loin de tout. Loin de Busan, loin des autres, loin de sa mère ; loin des cris et de l'angoisse. Il avait réussi à oublier ses problèmes quelques temps, grâce à Nari qui lui avait proposé cet espèce de petit voyage. Qu'est-ce qu'il aurait aimé emmené Hyun, son petit-frère, pour profiter de ça avec lui... Le plus jeune en aurait eu bien besoin aussi, à son avis. Mais bon, il lui raconterait en rentrant, dans l'obscurité de leur vieille chambre, en chuchotant pour ne pas énervé la dragonne qui gardait le reste du petit appartement.

Ses yeux toujours sur les vagues, il soupira, se souvenant du seul détail qui avait eu le don de le perturber. La famille de Nari. Depuis qu'il les avait rencontré, Hayden s'était un peu renfrogné. Pas qu'il les avait trouvé désagréable ; non, il avait même réussi à trouver toutes ces bonnes femmes presque mignonnes... Et ceux malgré la méfiance envers la gente féminine qui s'était petit à petit immiscer en lui depuis l'enfance. Elles s'était bien occupé de lui, finalement. Mais c'était la jalousie qui avait de nouveau pointé le bout de son nez. La bonne vieille jalousie. Son amie de toujours. Est-ce qu'il allait réussir à s'en débarrasser un jour. En compagnie de la famille de Nari, tous les souvenirs de son enfance avait refait surface. La négligence, les insultes, ce beau-père qui n'avait jamais voulu de lui et sa mère qui essaye désespérément de 'l'entraîné avec elle dans sa chute aux enfers. Et elle y arrive. Parce que c'était sa faute à lui, au fond, non ? Le jeune homme savait que c'était faux, mais il ne pouvait s'empêcher de s'enlever de la tête qu'il y avait une part de vérité dans ses paroles. Hayden se souvenant de tous les cris et de l'angoisse qui régnait encore et toujours chez eux et qui l'empêchait de sortir la tête de l'eau.

Le jeune homme s'était appuyé contre le parapet du bateau, ses yeux toujours rivés sur l'eau. Il sursauta légèrement en entendant la voix de Nari, relevant les yeux vers elle et se redressant pour se concentrer sur la jeune femme.  « Oh, t'es déjà de retour... » Il n'avait pas vu le temps passer. Hayden regarda la boîte tendue vers lui un instant avant de l'attraper. Il n'allait pas refuser de la nourriture.  « Merci, c'est gentil... J'en prends juste un peu. » Le mot fait maison l'avait légèrement fait tiquer. Certainement sa mère qui lui les avait fait... Il ouvrit la boîte, commençant à se servir ; parce qu'il avait faim, n'empêche. « Elle prend vraiment soin de toi, ta mère, au moins... » La jalousie, encore ; c'était sorti tout seul. Si seulement sa mère à lui avait pu être comme celle de la jeune femme...

Soulagement. Si Hayden acceptait son offrande, c’est qu’il n’était pas réellement en colère contre elle, juste contrarié. Il semblait s’être égaré dans le labyrinthe de ses pensées pendant qu’elle traversait le ferry de long en large. Nari piocha également un morceau de kimbap et commença à le mâchonner en regardant les vagues scintiller dans la lumière des phares du bateau.

Ils mangèrent en silence pendant quelques minutes, contemplant la mer, le cerveau vide comme en réponse au remplissage du ventre. Puis, le jeune homme laissa échapper une phrase qui aurait pu être anodine si elle ne s’était pas terminée par ces mots : au moins. Le ton était amer – la même amertume qui avait imprégné leurs premières conversations, avant la mise au clair qui leur avait permis de se rapprocher, à l’initiative de Nari. Hayden s’était  redressé, si bien qu’elle dut lever les yeux pour scruter son visage et tenter de comprendre les sentiments qui pouvaient y transparaître.

La douleur, le ressentiment, le sentiment d’injustice, sans doute, étaient profonds. Chaque fois que la relation entre Nari et sa mère était évoquée, une jalousie ancienne semblait ressortir du puits pour entraîner Hayden dans les recoins les plus moroses de son esprit. Comme s’il ne pouvait pas s’empêcher de penser à sa propre mère. Ses échecs à lui, ou ses échecs à elle ? Une mère absente ? Une mère trop présente ? Une mère qui le rejetait ? Une mère qui dépendait de lui ? Tant de possibilités et aucun moyen de savoir laquelle était la bonne, à moins qu’il consente à lui en parler.

Nari le savait bien : la relation qu’elle entretenait avec sa famille était exceptionnelle. Peu de mères entouraient leur progéniture d’autant d’amour. Cette relation n’était pas sans ses hauts et ses bas, bien sûr. Elle avait dû essuyer la déception du clan quand elle avait abandonné un emploi rémunérateur dans la biologie pour une formation de cuisinière – mais elle avait rapidement compris que derrière cette déception se cachait une inquiétude légitime. Finalement, la mère était heureuse de retrouver en sa fille sa passion pour la cuisine et l’attraction familiale, presque héréditaire, pour la mer, sous une forme plus militante.

Pour en revenir à Hayden, la meilleure façon de désamorcer la situation était peut-être celle-ci : parler de soi, s’expliquer, se rendre vulnérable. L’obscurité et le balancement du bateau aideraient. « Oui, elle prend bien soin de moi, je lui en suis vraiment reconnaissante. Elle est mon seul parent. Je penses que tu l’as deviné : je n’ai jamais connu mon père. Ma mère m’a eue quand elle était très jeune – elle aurait pu m’abandonner, mais elle ne l’a pas fait. Je crois que c’est parce qu’elle-même a été élevée par une femme qui a pris soin d’elle, malgré la pauvreté. »

En se remémorant son enfance, les vieilles photos et les récits des aïeules, Nari se dit que l’histoire n’était pas aussi rose qu’on aurait pu le croire. Oui, en y repensant, elle voyait d’un nouvel œil la solidarité féminine caractéristique de sa famille – comme un produit de la nécessité. Le manque d’argent, le travail ingrat, sans parler des préjugés sur les mères célibataires, alimentant les ragots et poussant à l’exclusion.

Nari avala une gorgée de thé glacé avant de reprendre la parole. « Tu sais, parfois, avec mon asso, on va dans les écoles pour expliquer aux enfants qu’il faut protéger les océans, éviter la pollution, préserver les ressources, etc. Mais pour eux, souvent, la mer c’est juste un endroit où on se baigne en été. Impressionnant de voir comment notre éducation nous façonne, et comment elle est elle-même influencée par la société. »

Nari s’arrêta soudainement. Elle s’éloignait un peu du sujet qui lui tenait à cœur, mais elle avait jeté des phrases comme autant de bouteilles à la mer pour que son ami puisse s’en saisir. Si elle devait retenir une chose de l’histoire de sa famille, c’était cela : un membre de la famille n’est pas toujours un ami, mais un bon groupe d’amis peut faire office de famille, et changer la donne.

Le jeune homme mâchouille la nourriture que la jeune femme lui a gentiment offert, pensif. De nouveau, toutes ces pensés sur sa mère avaient refait surface. Il aimerait arrêter d’y penser, arrêter d’avoir l’impression que sa vie ne tournait qu’autour de cette horrible femme, mais il n’y arrivait pas. Il la voyait encore tellement, toutes les semaines ; il l’écoutait toujours se plaindre de lui. Des fois il lui répondait, des fois il en avait juste marre et des fois il avait juste envie de l’éviter et de ne plus jamais la voir. Qu’est-ce qu’il aimerait pouvoir, un jour, fermer la porte de ce maudit appartement et voler de ses propres ailes, s’en aller pour de bon et ne jamais se retourner. Parce qu’il en a marre. Il y a des jours où il se demande même si ça arrivera, ce moment où elle le laissera enfin tranquille.  Hayden avait l’impression que sa torture ne finirait jamais et qu’il disparaîtrait peut-être avant qu’il ne puisse voir la lumière au bout du tunnel.

C’était normal qu’il soit jaloux de la relation qu’entretenait Nari avec sa mère. Ça aurait été la vie parfaite, pour lui et ce, même avec des problèmes d’argent ou un père absent. Hayden n’avait littéralement aucun souvenir d’une quelconque gentillesse à son encore de la part de sa maternelle. Rien. Juste des regards vides quand il était enfant, puis des regards haineux en grandissant après qu’elle se soit fait embobiner par ce démon qu’avait été le beau-père du garçon pendant plusieurs années. Aujourd’hui, il ne pouvait plus retourner en arrière. Et puis, même, le jeune homme n’aurait jamais rien pu faire pour empêcher son destin. Le hasard avait décidé de lui mener la vie dure et il ne pouvait rien contre ça.

Redressé, Hayden regardait les vagues sombres défiler sous le bateau et il écoutait la jeune femme lui faire part de cette belle relation. Son cœur se serra, son visage se crispa et ses dents vinrent se loger dans sa lèvre inférieure. Il essayait de ne rien dire. De pas montrer qu’il avait un peu mal à supporter ces dires à cause de cette jalousie qui l’inondait encore et qui l’inondera toujours. L’amour d’une mère, ça ne s’obtenait pas comme ça. On ne pouvait pas l’acheter, on ne pouvait pas le créer. Il avait bien essayé, gamin, de le gagner, cet amour. Quand il était encore assez innocent pour croire qu’il avait une chance de l’obtenir grâce à de bons gestes et un bon comportement ; il voulait juste vivre la même chose que ses camarades de classe, mais non. Tout avait été futile et le garçon avait vite abandonné l’idée.

Ses yeux vinrent se reposer sur la jeune fille quand il ne l’entendit plus et il soupira doucement. Pas un soupir agacé, pas un soupir embêté, juste un soupir pour relâcher ses nerfs qui commençaient à s’embrouiller. « Elle me déteste. » Ce n’était pas compliqué de le deviner. « Elle me déteste, mais elle veut me contrôler d’une façon ou d’une autre, parce qu’elle pense que j’ai gâché sa vie. » Ce n’était toujours que la surface, mais c’était déjà plus que de juste dire encore et toujours que c’était simplement compliqué. « J’ai pas connu mon père non plus, mais j’ai connu mon beau-père, un connard. Lui aussi, il a fini par se barrer… Ma faute, il paraît. » Pourquoi est-ce qu’il racontait ça ? Aucune idée. Peut-être parce que finalement, après ces jours, il avait besoin que ça sorte, pour une fois. Son cœur avait besoin de s’alléger.

Hayden cligna des yeux, se mettant à regarder l’eau de nouveau, réfléchissant aux paroles de Nari. « Si je devais être honnête, je pense que mon éducation m’a plus détruite que façonné, pour le coup. » Son égo avait été piétiné, tout comme sa confiance en lui. Même son futur avait été ébranlé à cause de cette femme. Est-ce que les blessures qu’elle lui avait infligé allaient se refermer un jour ? Le jeune homme en doutait. « Je sais pas ce que je ferais si j’avais pas mon frère, et puis… toi et mes autres amis. » Paroles sincères. Tristes, déprimantes, mais sincères.